Un jour d’hiver, Jean-Yves m’avait confié son rêve, celui de faire l’ascension du Grépon par la voie « Grépon mer de glace » et d’aller saluer la Vierge du sommet. Je lui avais aussitôt dit « Chiche! ». Aout 2023, son rêve prend forme et devient réalité. Magnifique Jean Yves, magnifique métier…
« Grépon mer de glace » -ascension du Grépon par son versant mer de glace- est une de ces « vieilles classiques indémodable » du massif du Mont Blanc. Comprenez par là : une voie « facile » techniquement, correspondant au niveau de grimpe de l’époque (cette voie a été ouverte en 1911) mais complexe à déchiffrer, longue et soutenue à parcourir, et diablement corsée si on se remet dans le contexte des premiers ascensionnistes de l’époque. 1911, c’est l’époque des cordes en chanvre autour de la taille, des vestes en coton, des chaussures en cuir à semelles cloutées, et Météo Blue n’existait même pas… Cotation « D » (pour « Difficile ») et 850m. d’escalade : les anciens avaient les nerfs aussi solides que leurs jambes. Et puis cette voie inaugure le premier passage d’escalade en 5 répertorié dans le massif du Mont Blanc, la fameuse « fissure Knubel« , placée comme une cerise sur les derniers mètres d’un gâteau haut de 850m. Quelques mètres seulement, mais un bon chantier! En gros le 5 de l’époque ça voulait dire que c’était mutant par rapport à ce qui se faisait alors, et proposer une cotation aujourd’hui n’est pas simple vu le style de ce passage (fissure large). Dit autrement, même en 2023, il faut s’y employer un peu! Voilà pour le décor.
Et Jean Yves me confie un jour rêver d’y aller, en me disant aussitôt qu’il n’a « certainement pas le niveau« … Sacré Jean Yves! Au moment où il me dit celà, nous nous découvrons presque : 4 jours de ski ensemble dans le Beaufortain, on est alors assez loin de la fissure Knubel. Et pourtant, Grépon mer de glace est présent dans nos échanges. Il me parle de lui, il me parle de son héritage : un père qui s’encorde avec Lionel Terray, des virées en montagne sur la corde de Yannick Seigneur, ça fait deux points plutôt positifs sur un CV de prétendant au Grépon. Glurp : moi c’est juste Yannick, mais pas Seigneur… Tu seras indulgent Jean-Yves, tu seras indulgent? Pourquoi ces points, au delà des symboles, sont importants? Tout simplement car ils signifient pour moi que : d’une part Jean Yves sait parfaitement ce qu’il dit quand il me parle de Grépon mer de glace, d’autre part car celà veut dire que du haut de ses 60 ans, il possède une véritable expérience du terrain montagne et que le défi pour lui est sans doute plus physique qu’autre chose. Et puis comme nous skions 4 jours ensemble, j’ai largement l’occasion de constater sa qualité physique, ainsi que son aisance crampons aux pieds alors que nous effectuons quelques passages skis sur le dos. Mon avis est alors fait : je suis quasi certain que Jean Yves peut aller au Grépon. Donc à son rêve et sous ses yeux incrédules, je dis « ok on y va quand tu veux ».
Je l’invite donc à se préparer physiquement, sans moi. Grépon mer de Glace est une longue bavante, un peu en altitude, et pour y etre à l’aise il faut arriver affuté physiquement. Alors Jean Yves se prépare, sans moi, mais je le sais sérieux et concentré sur son objectif. Quand arrive le jour J, je lui propose une ascension préalable afin de le remettre un peu dans la grimpe en granite et qu’il ne soit pas trop perdu dans les fissures du Grépon. Météo oblige, nous adaptons le plan initial, et et la préparation dissociée se mue en un séjour de 4 jours, que je souhaite progressif : jour 1, montée au refuge de l’Envers des Aiguilles et repos. Jour 2, escalade sur le beau granite de la pointe des Nantillons. Jour 3, grasse matinée et montée au bivouac de la tour rouge. Jour 4, montée au Grépon et redescende de l’autre coté. Cette formule, presque improvisée pour cause de météo, me semble plutot adaptée à l’objectif : montée en altitude progressive, escalade pour remettre les pieds et les mains sur le granite, et surtout saucissonnage de Grépon mer de glace en deux jours, avec une nuit au « nouveau » bivouac de la Tour Rouge récemment reconstruit sur une lumineuse initiative de Jean-Sé Knoetzer (prof à l’ENSA) ce qui permet de gagner 3 heures sur l’itinéraire du lendemain, tout en franchissant la rimaye complexe de jour plutot qu’à la frontale à 3h du matin.
Et puis une nuit dans cette cabane c’est tout simplement magique. J’ai le grand plaisir d’y retrouver « mon » extincteur, celui-là que j’avais confié à Jean Sé alors qu’il faisait appel aux dons pour meubler le nouvel abri. Colé là haut, au plafond du palace, c’est un peu de moi qui séjourne dans ce bel endroit. Et quand je lui soumet cette idée de dormir là haut, Jean Yves l’accueille avec enthousiasme …
Nous nous installons donc au bivouac en fin d’après midi, afin de profiter des lieux et de nous reposer avant la longue journée qui nous attend le lendemain. Je sens l’inquiétude de Jean Yves qui, jusqu’au bout, n’en reviendra pas de parvenir à grimper là haut. Mais je peux tellement le comprendre : nous avons tous (alpinistes) des itinéraires mythiques en tête qui du fait de leur place dans notre panthéon en deviennent quasi intouchables, inaccessibles. Et puis le jour où l’on y va, se confronter au mythe devient quelque chose d’impressionnant, de presque effrayant, que seule « l’action » (le fait de grimper) pourra apaiser à force de concentration. Jean Yves est en plein là dedans, alors je lui explique avec application pourquoi il ne doit pas s’inquiéter et pourquoi, de mon point de vue, il est parfaitement à sa place dans cet itinéraire. J’ai presque parfois l’impression qu’il a envie de faire machine arrière, dépassé par ce qu’il a provoqué. Le rôle du Guide c’est alors d’écouter et de parler, de rassurer, afin que ce « mal des rimaye » n’emporte pas le rêve.
A 4h45 et dans la nuit noire, nous refermons la porte de l’abri. Tout là haut, une Vierge à aller saluer : c’est parti. Itinéraire logique, itinéraire osé, parfois en louvoiement à l’envie, parfois en passages obligatoires (ici et pas ailleurs), nous avançons tantôt encordés courts, tantôt long, tantôt ensemble, tantôt en micros longueurs permettant à Jean Yves de souffler.
Voici « ma » version du topo, en complément de ce que vous trouverez ici et là :
Du départ de la cabane traverser 30m à gauche pour rattraper l’itinéraire de la voie, jusqu’à l’aplomb du dièdre au bloc coincé. Après deux longueurs de grimpe (Dièdre, relais, puis ascendance a gauche) rejoindre une bonne terrasse que l’ont traverse par la gauche et qui amène a un petit dièdre caractéristique compact mais couché (III) que l’on remonte sur quelques mètres. On débouche alors aux pieds de dalles faciles (II-III) en rocher gris clair que l’on remonte au mieux (big zag) sur environ 150m. A main gauche se dessine une petite tour (énorme bloc) en granite orange juste au dessous duquel on vient traverser pour rejoindre, en ascendance a gauche (petit cairn sur l’éperon) le rappel de 12m après avoir traversé (2 pas de désescalade) une cheminée caractéristique de 2m. de large.Une fois dans le couloir, le remonter sur 50m puis se décaler à main gauche (rampe) pour sortir du couloir. De là remonter au plus facile en suivant les lignes de faiblesses (diedres/feuillets) en restant sur le flanc droit du pilier, puis légèrement à main gauche pour déboucher sur un relais sous un gros feuillet / râteau de chèvre. De là, une rampe évidente monte à main gauche puis courte escalade pour rejoindre le « bivouac des amis » (terrasse). La grimpe devientt plus exigeante a partir de là (chaussons d’escalade possibles). Depuis le bivouac grimper dans le bon dièdre dans l’axe puis en suivant plus ou moins le fil de l’éperon jusqu’à une bonne épaule. De l’épaule monter légèrement à droite dans une écaille (corde a noeuds en Aout 2023) pour rejoindre une vire horizontale évidente à main gauche. La traverser jusqu’à arrivé au niveau du fil (50m) en passant sous le dièdre de la variante en 5c. Depuis l’extrémité de la vire remonter en ascendance droite (tres large dièdre) jusqu’à arriver sur une autre vire horizontale (en haut du dièdre en 5c), relais sur piton visible. Traversé ensuite vers la droite sur environ 10-15m pour tomber sur un dièdre évident que l’on remonte jusqu’à un bon relais sur pitons / câblé. Monter encore droit dans un dièdre (chasse d’eau) pour venir rejoindre la brèche Balfour aux pieds de la fissure Knubel. Traverser à droite sur 5m et grimper celle-ci (2 pitons et cordelettes sur un bloc coincé) pour sortir au sommet du Grépon.
850m en quelques lignes me direz-vous… Et oui, car les anciens grimpaient toujours « au plus logique » et cet itinéraire là est diablement logique.
A 12h45, Jean Yves me rejoint sur la terrasse du sommet, juste assez grande pour accueillir la Vierge et 2 grimpeurs heureux. Heureux et émus : je ne sais ce qui, de la rude fissure Knubel ou de l’émotion enfin lâchée, tire les larmes des yeux de Jean Yves… Enfin si, je crois que j’ai ma petite idée… Jean Yves est heureux, ému, fatigué, incrédule, tout ça à la fois. Le rêve vient de se concrétiser, en seulement 1 mètre pendant lequel on se rétablit sur la dalle du sommet, encore dans l’effort de la Knubel. Et puis, au moment où l’on pense enfin à regarder, on se retrouve nez à nez avec celle que l’on est venu saluer. Emotion intense, joie partagée, accomplissement… C’est autant un plaisir qu’un honneur de guider dans des itinéraires comme celui-là, et c’est assurément une grande réussite et une satisfaction sans borne pour mon Jean Yves.
On savoure , on savoure encore, et puis j’actionne le bouton « descente » car la voiture est encore loin. Le Guide est aussi celui qui doit savoir ramener sa brebis. Désescalade, rappels, crevasses, rappels, terrain pourri, moraine, sentier… La derniere benne part sans nous. Après 16h de promenade et une traversée magique, on rejoint la voiture et le monde civilisé. Jean Yves, Grépon mer de glace etait un rêve et c’est maintenant un souvenir : bravo, tu as été tellement solide!!!
La suite de Grépon mer de glace en images… Et si cette course vous tente, contactez-moi
Dans les échelles au dessus de la mer de glace
Le bivouac de la Tour Rouge, mythique! merci Jean-Sé…
En sortant des dalles grises sous la Tour Rouge
Après le rappel de 12m, on remonte un peu le couloir puis on s’en échappe a mai gauche par une rampe ascendante
Dans l’éperon Est, alternance de pasages faciles et de passages grimpant
Arrivée au « bivouac des amis »
Une escalade qui devient de plus en plus raide
Au plus facile sur l’éperon avant la vire qui traverse à main gauche
La vire qui traverse vers la gauche
En arrière plan : les Drus, l’Aiguille Verte, les Droites, les Courtes, le Moine.
De plus en plus raide, de plus en plus haut sous la brèche Balfour, l’Aiguille de Roc en arrière plan
No comment :o)
Et en bonus, un document mythique : comment franchir la fissure Knubel (guide Vallot, édition 1947)