Prévention d’avalanche, comment tenter les bons choix?
Ces deux derniers week-end en montagne ont été marqués par de terribles accidents d’avalanche : 12 décès en 4 journées, ça secoue et ça interroge forcément. J’étais moi même en montagne ces deux derniers week-end, à skis avec des clients. J’ai donc dû faire des choix au regard du risque d’avalanche. Ai-je fait de bons choix? Je n’en sais rien, mais en tous cas j’ai fait des choix en conscience.
Et ce week end, ce que j’ai observé sur le terrain m’a véritablement interpellé : quand je passe à proximité d’une monstrueuse coulée de 300 à 400m de large et que celle-ci a complètement balayé les traces des skieurs faites quelques heures plus tôt, alors je me dis d’une part que la chance fait des miracles, mais que d’autre part il est dommage de devoir s’en remettre à la chance pour boucler une journée sans larme.
Partant du principe que lorsque l’on est contraint de commuter son DVA en mode « recherche » c’est qu’il est presque déjà trop tard, partant de l’observation que là où j’étais ce week end certains n’ont pas dû passer loin du drame (sans le savoir), je partage ici mon raisonnement de « Guide-qui-n’aime-pas-annuler-une-sortie-et-donc-qui-s’adapte« . Chacun y prendra ce qu’il a envie d’y prendre, ou pas.
Contexte : un week end à ski prévu, du beau temps, une nivologie dangereuse
Ce week-end de ski en montagne était calé depuis longue date. Mes clients, que je connais bien, avaient souhaité faire découvrir le ski de printemps en altitude à leur 3 enfants tous étudiants aux 4 coins de France. Le challenge d’accorder les plannings est complexe mais finalement surmonté, et tout mon petit monde est dans les starting blocks la veille du jour J. Il y a, pour ces 2 jours de week end (8-9/05/2021) un improbable créneau météo, après plusieurs jours d’affilé de mauvais temps et avant la dépression qui s’annonce pour le lundi. Bref, un créneau inespéré. Par contre, il a beaucoup neigé en montagne sur la période écoulée, et pas plus tard que l’avant veille du jour ou nous devons partir. Toute la nuit qui précède j’ai entendu la pluie froide tomber sur mon toit. En montagne ça doit être violent. Tous les avis sont concordants et les messages d’alerte se multiplient : attention, gros redoux annoncé pour le week end, la montagne va être dangereuse a fortiori avec du beau temps sur un week end post-déconfinement, où tout le monde a envie d’être dehors.
Bref : des clients dispo et motivés, une montagne aussi tentante que dangereuse. Alors on fait quoi?
1- S’autoriser à se poser la question
Maintenir le plan initial est souvent plus facile que de le remettre en cause, en montagne ou ailleurs. Dans mon cas, le plan initial était de monter au Refuge de Turia sous le Mont Pourri, pour aller au Dôme de la Sache le lendemain. La psychologie est ainsi faite qu’il est tentant de maintenir le projet initial, c’est toujours plus simple au moins en apparence; donc il faut savoir « se faire violence » et se poser les bonnes questions au bon moment. Pour s’aider à réfléchir, une arme absolue à la portée de tous s’appelle la carte topographique, et plus précisément celles accessibles depuis le Geoportail (outil et données financés, faut il le rappeler, par nos impôts). Le Géoportail offre aujourd’hui la possibilité de superposer les cartes de base avec une représentation des degrés de pente. Il est donc désormais possible, facilement et gratuitement, d’identifier les pentes à moins de 30° d’inclinaison et celles à plus de 30° d’inclinaison. Pour rappel ou information, 30° est un seuil essentiel dans la problématique de prévention d’avalanche et de déclenchement : c’est (à peu près) le degré de pente à partir duquel si le manteau neigeux est déstabilisé, la gravité est suffisante pour que ce qui a été déstabilisé glisse vers l’aval (formant alors une avalanche).
Ce critère tout simple m’amène logiquement à abandonner le plan initial. Si les pentes qui mènent à la Sache sont inférieures à 30°, il n’en est pas de même pour accéder au refuge de Turia. Donc plutôt que de s’exposer inutilement, allons voir ailleurs dans des endroits moins raides. La prévention d’avalanche peut commencer par le renoncement.
2- Imaginer d’autres plans : moins raides donc moins exposés
Là encore, c’est souvent sur les cartes IGN que les choses se décident. Pour mon cas, et sachant que l’idée est aussi de passer une soirée en refuge, je jette donc mon dévolu sur le Refuge du Ruitor, juste en face de là où nous devions aller : la montée au refuge est courte, pas exposée à d’éventuelles coulées (cf la carte des pentes sur l’itinéraire de montée), et différentes possibilités s’offrent a nous pour le dimanche. Etant entendu que mes clients souhaitaient une dimension « glaciaire » à leur sortie, je projette de monter sur le glacier du Ruitor, en direction de la Becca du Lac (3350m)
Je pars donc « découvrir » les montagnes au dessus du refuge du Ruitor, endroit que je connais peu puisque je n’y suis venu qu’une fois, à l’automne il y a environ 15 ans… Ce point est important car il signifie que ce n’est pas parcequ’on ne « connait » pas un coin que l’on y est forcément démuni en matière de prévention d’avalanche. Je fais donc une petite analyse cartographique (sur le Géoportail) dont je vous livre un aperçu ci-dessous :
- En vert, l’itinéraire que je projette en Aller / Retour : une combe large, peu pentue en son centre, surplombée par quelques versants raides (le dégradé jaune pâle > violet indique les pentes de 30° et plus) mais éloignés de notre lieu de passage du fait de la largeur de la combe
- En rouge, dans la combe de l’Invernet par laquelle nous pourrions également passer, la zone que j’identifie (sur la carte) comme potentiellement dangereuse du fait de l’inclinaison des pentes. Je m’interdis donc, a priori, la montée « évidente » par le glacier de l’Invernet. La raison est très simple : les pentes terminales à l’ouest du « Noeud des Vedettes » sont supérieures à 30° donc dangereuses aux vues des conditions nivo-météo actuelles et surtout il n’y a pas moyen de les éviter.
Voilà donc, sur le papier, de quoi satisfaire mes clients (passer un week end en montagne, en famille, sans risque et en skiant sur glacier) sans pour autant s’exposer à des avalanches dans des zones incontournables. La prévention d’avalanche se fait aussi sur le papier (ou l’écran) avec des cartes topographiques.
3- Découvrir le terrain, l’observer et se questionner encore
Samedi nous montons donc comme prévu en direction du refuge du Ruitor. Les prévisions météo se confirment bien : une douceur soudaine, avec un isotherme 0°C qui passe de 2000m à plus de 3000m au fur et à mesure que la journée avance. Le message d’alerte de Météo France était donc parfaitement justifié : quand une grosse surcharge de neige fraîche récente est soumise à un réchauffement soudain de l’air, comme c’est le cas ce jour, alors cette neige fraîche s’humidifie rapidement, donc s’alourdit, et la gravité fait le reste pour que d’énormes quantités se décrochent sous leur propre poids (ou celui d’un skieur) et glissent vers l’aval. C’est l’avalanche. J’observe les pentes autour de nous tout au long de la montée, juste pour confirmer ou infirmer les prévisions : dans le cas présent, ce qui était annoncé se produit bel et bien, avec beaucoup de traces de plaques et coulées plus ou moins grande dans tous les versants un peu raides. Le ton est donc donné.
Arrivés à proximité du refuge, je découvre aussi quelque chose qui me surprend : la combe de l’Invernet (celle-là même où j’ai identifié, sur la carte, ma fameuse pente « trop raide ») est rayée de multiples traces de descente! Tiens donc, il semble que nous n ‘ayons pas tous fait la même analyse de dangerosité. J’avoue que sur le moment ça m’interroge. Au refuge le soir, 2 autres Guides sont là avec des clients et je leur fais part de mon étonnement. Eux aussi le sont, c’est donc que je ne suis pas complètement à côté du sujet…
Une première question me taraude à ce stade : nous sommes en risque d’avalanche élevé (fortes chutes + réchauffement brutal) que des skieurs de montagne ne peuvent ignorer vu l’hécatombe du week end qui précède, et des skieurs choisissent d’emprunter un itinéraire objectivement dangereux (degré de pente sur la partie finale) alors que pour rejoindre le même point, il existe un autre itinéraire à peine plus long mais objectivement peu ou pas exposé aux avalanches. La question est donc : pourquoi?
Méconnaissance?… Petite flemme?… Habitude?… Comportement grégaire?…Obstination?…
En prévention d’avalanche, se fixer comme règle celle de « l’évitement » est pour moi un gage essentiel de sécurité et souvent simple mettre en oeuvre. Dans le cas présent, l’évitement consiste à passer par la combe du glacier du Grand plutôt que d’aller se tanquer dans les pentes terminales du glacier de l’Invernet.
4- Observer pendant la sortie et s’adapter
Le lendemain, après un départ de nuit, la longue montée vers le glacier du Grand me permet d’observer à volonté mon environnement (ce qui est permis car je sais l’itinéraire sûr, j’ai donc la « disponibilité mentale » de regarder ici et là). Un petit coup d’oeil aux petites pentes raides entre la barre des Colombettes et le Rocher Rond sous lesquelles nous devons passer, celles-ci sont déjà purgées (donc pas dangereuse) et nous continuons notre montée régulière. J’observe qu’à partir de 2300m environ, le regel nocturne devient bon et que les hautes températures de l’après midi de la veille ont commencé à faire leur effet. La neige a bien commencé à transformer, et une croute de regel bien dure nous permet d’évoluer en sécurité. En parallèle, je pense à la combe que j’ai choisi d’éviter (Invernet) qui est orientée plein ouest, et qui donc a dû vraiment chauffer l’après midi de la veille : ce qui devait purger a certainement déjà purgé, donc nous pourrions y passer pour descendre, réalisant ainsi une jolie boucle?
Arrivés a proximité du débouché sur le glacier du Ruitor / col du grand, je me fie volontairement mon observation du terrain pour déboucher au col « toujours au moins raide » alors que l’itinéraire sur la carte IGN (pointillé bleu) suggère un crochet rive gauche. Là encore rien d’exceptionnel, il suffit d’ouvrir les yeux là où l’on se trouve : éviter les pentes ne requiert rien d’autre que de savoir/vouloir observer (et s’adapter en conséquence). Une fois sur le glacier nous remontons les pentes douces en direction de la Becca du Lac. Arrivés au débouché de la combe de l’Invernet, je note les nombreuses traces de descente qui s’y engagent, et l’apparence -à confirmer plus tard- d’une neige dure car transformée/regelée de la veille. Observation et prévention d’avalanche font souvent bon ménage.
Je propose donc cette boucle en descente à mes clients. Je m’engage bien entendu dans la pente le premier, le reste du groupe bien à l ‘écart, pour aller « tâter » par moi même la neige : neige assez dure, ce qui confirme que la veille ça a chauffé fort et donc stabilisé la neige / purgé une grande partie de ce qui devait l’être. Je confirme « en ressenti » ce que la lecture de la carte l’avant veille m’avait indiqué : la pente est assez raide et soutenue sur 200 bons mètres, largement assez pour imaginer une avalanche de grosse ampleur si elle se déclenchait ici. Ca me confirme que venir skier là la veille (même si les traces présentes me disent le contraire) n’était pas un choix de sécurité (pourtant effectué par quelques dizaines de skieurs). Je m’en étonne vraiment, là encore vu le contexte accidentogène du moment…
Ce que j’observe par la suite est encore plus étonnant, voire effrayant :
Arrivés vers 2600m, nous avisons rive gauche de la combe une monstrueuse avalanche qui s’est déclenché en versant nord, sous l’arête du Loïdon, et qui a emporté un bon morceau du versant pour finir aux pieds de celui-ci, à l’axe de la combe de l’Invernet avec au jugé 2 bons mètres d’épaisseur de neige dans le dépôt. A y regarder d’un peu plus près, je note que toutes les traces de la veille (tant à la montée qu’à la descente > traces laissées dans la neige humide donc facilement repérables) sont balayées par cette avalanche qui, à cet endroit, fait environ 200 mètres de large. Aperçu ci-dessous :
En pointillé rouge, l’itinéraire des skieurs montés/descendus samedi, lendemain des chutes de neige. L’ellipse rouge représente la zone dont il aurait fallu se tenir éloigné (la largeur de la combe le permettant) car même si la trace passe dans des pentes inférieures à 30°, le versant nord qui surplombe est lui bien au dessus de 30°. Ce qui signifie que tout ce qui coule du haut va venir ravager le pied de la face. Le triangle rouge indique l’ampleur approximative de l’avalanche observée.
Si je résume les aspects qui touchent (ou pas) à la prévention d’avalanche ce jour là à cet endroit là :
- les conditions sont objectivement dangereuses, et nul skieur de montagne ne peut l’ignorer ce jour là
- rejoindre le glacier du Ruitor est possible en passant par un autre itinéraire, plus safe
- des skieurs choisissent de s’y rendre en empruntant un passage objectivement dangereux, qui plus est en suivant le « chemin d’été » qui serpente sur la moraine en rive gauche en partie médiane de la combe
- pour s’y rendre, les premiers skieurs qui tracent passent juste aux pieds d’un versant raide et orienté nord alors que la largeur de la combe permet de passer bien plus loin
- la plupart des skieurs qui suivent, plutôt que de refaire une trace plus safe, suivent la trace existante mentionnée ci-dessus
- de nombreuses traces de descente suivent assez strictement la trace de montée (sans doute par soucis de sécurité) en longeant la base du versant nord de l’Arête du Loïdon.
- une fois que tout le monde est passé, une avalanche de grosse ampleur se déclenche et ravage l’itinéraire emprunté par les skieurs quelques heures plus tôt.
En photo voilà ce que ça donne : (crédit photos G. Beaufumé)
… où l’on observe :
- juste au dessus de mon bâton, la jolie trace de montée (et traces de descentes qui la suivent, visibles a gauche de ma tête) datant de quelques heures avant le déclenchement de la coulée
- une partie seulement de l’ampleur de la coulée, puisque sur la partie droite de la photo (non visible) tout le pan de droite de la face s’est également décroché
- qu’il y a beaucoup de place « où circuler » pour ne pas longer la base du versant nord, pour preuve nous sommes installés en spectateurs et il y a encore bien de la place dans notre dos
- que le dépôt est important, estimé à 1,5 / 2 mètres d’épaisseur donc source de dégâts garantis en cas d’enfouissement d’une personne
- qu’il n’y a eu aucune victime seulement par chance, par chance absolue – sans que les skieurs de la veille n’en aient seulement eu conscience car déjà en bas-
- que les questions de prévention d’avalanche ne sont pas abordées de manière universelle
- que dans le même temps et à proximité d’autres malheureux ont eu moins de chance.
Prévention d’avalanche, quelques enseignements à tirer?
Ce que j’ai vu ce week end m’a semblé très instructif et possiblement pédagogique. Je me permets donc de partager ces quelques pistes pour que tout le monde progresse.
Alors que fait-on?
- Ouvrir grand ses yeux : vers le bas d’abord en se plongeant dans les cartes et outils que nos impôts financent, et vers le haut ensuite pour regarder/observer/analyser ce qu’on voit autour de soi une fois sur le terrain.
- Adapter son itinéraire aux conditions nivo-météo du jour est quasiment toujours possible, en excluant les pentes à plus de 30° tant de grande ampleur (un versant entier) que de petite ampleur (un bombement, un talus …)
- Observer la carte et surtout le terrain, in situ, pour se tenir éloigné des pentes à 30° : l’avalanche déclenchée plus haut continuera sur sa lancée, même si la pente faiblit progressivement.
- Exploiter le terrain intelligemment et passer « au large » des zones raides, des fois que…
- Conserver un regard critique (constructif) sur les traces existantes, et dans le cas présent ne pas les suivre. Encore et toujours : une trace existante n’est une garantie de rien du tout en matière d’avalanche
- La chance a été au rdv comme souvent, mais ça fait froid dans le dos
- Cet exposé -témoignant de mon « processus de décision » ces dernières 72h- s’est fait en dehors de toute expertise nivologique. Il n’a jamais été question ici de coupe nivologique pour déceler d’éventuelles couches fragile, mais il a été question de prise d’information, d’adaptation, de renoncement, d’observation de carte et d’observation de terrain. Des choses théoriquement plutôt à la portée de chacune et chacun des gens qui évoluent à ski en montagne à cette saison. La stratégie d’évitement peut aussi se jouer sur ces questions, et la prévention d’avalanche peut passer par autre chose que des coupes nivologiques.
Bon ski à tous, et gardez les yeux bien ouverts.
Merci pour ce bel article !
Ce coin est souvent fréquenté par les Héliskieurs (déposés en Italie mais descendant sur le versant français…). L’effet « 8 mai » peut également jouer dans l’insconscient qui dicte mai=Neige transformée
Soyons humbles…
Bon printemps montagnard à toi !
Yannick
Merci pour cet article très pédagogique que je fais suivre à mes enfants
À bientôt